Vladimir Nabokov . Souvenirs.

Merci Anne-Marie Susini. De m’avoir envoyée ce texte absolument merveilleux ***

Tu m’as demandée de faire suivre, alors, je fais suivre.

Souvenirs

Quand je revois dans mon souvenir tous ces maîtres qui se succédaient, je suis frappé non point tant par les intermittences dont ils marquaient ma jeune vie, que par la plénitude constante et harmonieuse  de cette vie.  Je note avec contentement la plus haute réalisation de Mnémosine: l’art avec lequel elle unit les morceaux dépareillés de la mélodie fondamentale , en rassemblant  et  resserrant  en bouquet les petites tiges de muguet des notes suspendues ça et là,  sur toute la partition, ébauchée, du passé; et j’aime à imaginer, dans la résolution finale, éclatante d’allégresse, des sons assemblés, d’abord une sorte de diaprure de soleil,  puis, dans le foyer qui s’emplit de lumière, la table de fête, dressée dans l’allée. Là-bas, juste au bout de l’allée, près de l’enclos sablonneux de notre domaine, l’été, on buvait du chocolat, les jours de fêtes et d’anniversaires; sur la nappe, c’était le même jeu de clair obscur que sur les visages, sous le légendaire feuillage mouvant des tilleuls, des chênes et des érables, qui avaient atteint des dimensions picturales, et qui, en même temps,  s’étaient réduits à l’espace d’un seul coeur;

c’est le souffle de l’éternel retour qui conduit toute la fête; il m’engage à m’approcher furtivement de cette table, ( nous, les revenants, sommes si prudents!) , non pas du côté de la maison, d’où les autres  se sont rassemblés,  en allant vers elle, mais de l’extérieur, de la profondeur du parc, comme un songe, qui, pour avoir le droit de revenir, doit s’approcher pieds nus, à pas silencieux d’enfant prodigue , défaillant d’émotion. A travers le prisme frémissant, je distingue les visages des gens de la maisonnée, des parents, je vois  bouger les lèvres silencieuses, qui prononcent avec insouciance des discours oubliés..

 La vapeur, au-dessus du chocolat, s’irise, les tartelettes à la confiture d’airelle ont un reflet bleu. une graine ailée descend d’un arbre , et se pose sur la nappe, comme un petit hélicoptère; je vois aussi la main nue d’une petite fille , les veines turquoise à l’intérieur, tournées vers le soleil chatoyant; la main est paresseusement étalée sur la nappe, la paume ouverte, dans l’attente de quelque chose: peut-être le casse-noisettes. Là où est assis le nouveau précepteur, je ne vois qu’une image floue, flottante, qui se transforme,  et qui bat au rythme des ombres changeantes du feuillage. Je plonge encore mon regard, et les couleurs se trouvent des contours, et les contours se mettent en mouvement; on dirait que  s’établit un courant magique, et que les sons éclatent: plusieurs voix qui résonnent, le craquement d’une noisette que l’on casse, le geste qui s’interrompt, nonchalant, du casse-noisettes que l’on se passe.Les vieux arbres bruissent sous le vent qui ne cesse jamais. Le chant des oiseaux est retentissant. De derrière le fleuve, me parvient le vacarme confus et enthousiaste des jeunes villageois qui se baignent, comme les bruit sauvages d’acclamations montantes.

Vladimir Nabokov. Souvenirs.

 

D’entrée, la recomposition intérieure se fait en lui de ces souvenirs, en un tableau plus « vrai », plus achevé,  que les souvenirs eux-mêmes, . La résonance émotionnelle, la distance  qui transfigure, sont créatrices de l’essentiel: Ils n’étaient qu' »ébauche », du passé, et ils deviennent à la fois création musicale, et fresque. Et les deux  ne font plus qu’un. 

Tout est transfiguré par la distance du souvenir. Dans un même crescendo émotionnel, il est lentement conduit vers « le bout de l’allée », et la « diaprure de soleil » devient le foyer qui « s’inonde « de lumière; progressivement, cette table de fête se matérialise, comme une saisissante apparition, une résurrection, elle semble se recomposer à la fois des mouvements de lumière et des échos sonores. Nappe, visages, et arbres légendaires, (déjà un peu « en dehors du temps… », .) se fondent  ainsi  » en  un tableau impressionniste, et s’agrandissent,  , s’amplifient aux  dimensions du monde; en même temps, ils sont , « réduits à l’espace d’un coeur », car c’est son émotion de visionnaire » qui leur donne vie.

« Le souffle de l’éternel retour », c’est précisément la  vision éternisée que crée petit à petit son émotion d’artiste. Il avance lentement vers un spectacle sacralisé ;il décrit le cérémonial qu’il observe, avec un respect presque religieux, (à pas silencieux, « pieds nus « pour avoir le droit de revenir »; « nous, les revenants somme si prudents! »  il évoque cette vénération que lui inspire cette « re-création » qu’il  a faite lui-même de cet univers qu’il portait en lui.

Il ne peut observer qu’à l’écart, furtivement, cette table des goûters de l’enfance, ces gens de la maisonnée.

Car . Il ne s’agit plus de souvenirs; nous sommes dans un temps éternisé.  Il est « défaillant » d’émotion, car c’est le songe de l’enfance éternisée qui l’habite, et agrandit l’espace indéfiniment. Il vient « de la profondeur « du parc,  et contemple sa propre création: là encore, c’est le prisme de lumière à travers lequel il les observe qui inscrit ces visages dans une intimité si touchante et si proche,si familière, (lèvres silencieuses comme dans un conciliabule), et à la fois les éloigne

dans une dimension d’éternité.

 

Puis le magicien , à la fois peintre et chef d’orchestre, recompose à nouveau les silhouettes à partir du « rythme des ombres du feuillage »( cette dualité s’exprime dans les mots eux-mêmes), les matières se transmuent l’une dans l’autre, et les contours immensément agrandis deviennent musique.  Les sons « éclatent », et il « fait revenir  » au premier plan  les personnages » distingués » à distance, dans une ode à la joie, en unisson avec le vent éternisé . L’effet suggestif des feuillages en mouvement , qui recomposent les visages , est celui d’un rythme qui se résout en   accord final; l’auteur redonne tout à coup à son gré à « ces discours oubliés » le magnétisme magique des échos qui se rapprochent; l’espace s’élargit jusqu’au-delà du fleuve, et les « acclamations montantes « des jeunes villageois sont comme le point d’orgue à ce triomphe.
Anne-marie Susini.

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